Pour réaliser cette série de pièces, Ludovic Sauvage est parti d’un ensemble d’images reliées à la vague musicale internet du slowed and reverb, des morceaux ralentis et dilatés agrémentés de reverb qui ont pour ambition de donner une profondeur ou une «épaisseur» mélancolique à certains morceaux hyper-formatés de la pop mainstream. Cette mode qui a connu son plein essor durant le confinement chez des milliers d’adolescent.es retranché.es derrière leurs écrans, témoigne de la maniabilité qu’offre internet pour réadapter les produits culturels à un climat psychique générationnel: à un premier formatage, on en ajoute un second, cette fois «personnalisé». Tels qu’on les trouve sur youtube, ces morceaux remixés sont quasi systématiquement illustrés par une courte séquence d’animation diffusée en boucle d’un manga japonais. En dessous de la fenêtre youtube, dont la taille a déterminé le format des pièces présentées dans l’exposition, la myriade de commentaires se fait témoin de l’aspect addictif et hypnotique de ces morceaux écoutés en boucle jusqu’à induire les auditeur.ice.s dans une sorte de transe nostalgique artificielle.Ludovic Sauvage a bâti son corpus d’images à partir de stills, captures d’écrans de ces animations illustrant ces remix «codéïnés». Décontextualisées une seconde fois et encore un peu plus éloignées de leur source narrative, les images ont été tramées et fondues deux à deux pour générer une troisième image, ensuite imprimée sur une plaque de polystyrène rose, un matériau employé comme couche d’isolation dans les maisons. Chaque module en bois qui compose la série héberge autant qu’il absorbe une ou plusieurs de ces images «doubles»: des scènes en cadrages serrés, plus ou moins nettes, où apparaissent divers objets quotidiens, des couchers de soleil, des appareils technologiques légèrement obsolètes, - téléphones à touches, lecteurs cassettes, télévisions cathodiques. Des fragments de corps, des mains surtout, mais aussi des pieds, signalent la présence résiduelle de personnages, mais tout point d’identification frontal a été évacué. Ces images suggèrent à la fois l’idée d’un hors-champ et d’un point de vue morcelé et relié à des fantômes d’un inconscient collectif auquel elles pourraient s’intégrer.L’artiste met à l’épreuve ces images, qu’il décrit comme «orphelines», «déraillées de leur récit», qui servaient d’arrière-plan à une divagation introspective en les réinscrivant dans un nouveau contexte. Il le fait en leur donnant un ancrage physique ambigu: à la fois insérées et comme verrouillées dans un espace optimisé évoquant le boitier d’un écran et réactualisées, remises en mouvement, soumises à une syntaxe nouvelle qui accentue leur aspect fragmentaire, parcellaire, fragile. Fondues dans le support poreux de cette mousse isolante qui semble les «transpirer», les images apparaissent, ici comme dans la plupart de ses autres travaux, saisies sur un seuil, à la fois évanescentes et opaques, matériellement tangibles et transparente, comme dans un effet de déjà-vu. Les deux tonalités de rose choisies pour chaque objet viennent créer l’effet visuel d’une note qui se répète, se concentre et se dilate: les volumes monochromes sont peints d’un rose pâle sur lequel se reflètent des jeux d’ombres tandis que l’image imprimée est traitée par un rose dense, violacé, évoquant la couleur du «purple lean», une drogue très prisée des adolescent.es composée à partir de sirop codéïné contre la toux. Sensée procurer un sentiment de bien être par un flottement de la conscience, elle est aussi décrite comme induisant «un sentiment menteur», - à une époque où notre mémoire et notre structure affective sont façonnées d’implants artificiels, formatées par un storytelling vampirisant notre moi «profond», la démarcation entre les «vrais» et les «faux» sentiments semble pourtant loin d’être aussi tranchée.Il n’est pas question ici de construire un inventaire, un display, ou un simple contenant approprié à la monstration des images, mais bien de créer un objet unitaire, qui complexifie la distinction de l’image et du support. Cette problématique picturale assez classique (figure/fond, contenant/contenu) est, dans ce travail de Ludovic Sauvage, réactualisée afin de révéler la façon dont nous sommes entraîné.es à saisir et consommer les images en même temps que les dispositifs qui nous les transmettent: la partie du volume creux qui se dévoile en-dessous de l’image faisant penser au défilement vertical de la fenêtre d’un écran.Mais ces modules peuvent aussi être interprétés comme des reprises fantomatiques, «soft», et méta-fictionnelles du langage minimaliste. On peut ici penser à la «confusion fonctionnelle (1)» que génèrent des sculptures comme celles de Richard Artschwager. Chez Artschwager, déjà, ainsi que l’écrit Valérie Mavridorakis, des «méta-objets» en trompe-l’œil, «réfutent l’utopie sociale que leur conférait leur usage avéré et l’illusion de la pureté minimaliste». Dans Permanent Breakup, un nouveau tour pourrait être donné à cette reprise puisque le point de départ devient l’objet minimaliste tel qu’il a été absorbé dans le langage de l’aménagement domestique, puis délayé dans l’esthétique de la corporate society avant, finalement de revenir dans le champ de l’art. Ce va et vient contribue à l’aspect indéterminé des objets que construit Ludovic Sauvage depuis quelques années, objets qui sont tout autant des dispositifs d’images, des mise en situation du regard et de la subjectivité. Malgré une symétrie subtilement inquiétante, une logique affective s’immisce ici, quelque chose de moins distancié que dans ses précédentes pièces, quelque chose aussi de plus étrangement cinématographique, fait de répétitions et de ruptures (cuts) mêlées.Comme dans la vague du slowed and reverb, mais aussi dans une version plus underground, celle de la vapor wave, ces méthodes de remixages et de recombinaisons de sons rejoignent une esthétique contemporaine et communautaire du «liminal» à laquelle Ludovic Sauvage cherche aussi à sa façon à donner forme. Cette esthétique fascinée par la mélancolie que génèrent les halls, couloirs ou encore les centres commerciaux vides, tous les contenants stériles que le capitalisme conçoit pour des flux optimisés, promeut l’idée que l’on pourrait mentalement plonger dans les surfaces de notre hyper-réalité pour y trouver des interstices dissimulés dans lesquels errer à l’infini. Mais l’œuvre pourrait plus encore faire écho à la manière dont Mark Fisher, dans The Weird and the Eary aborde le liminal contemporain comme une réadaptation de l’unheimlich freudien, l’associant à l’effet déstabilisant qui découle d’un «échec de la présence» (failure of presence). Désormais, les lieux ou les objets conçus pour le renouveau incessant de la productivité deviennent de nouvelles scènes d’apparition de spectres. Permanent Breakup donne une certaine «profondeur» à cet échec de la présence, créant un espace dans lequel viennent se projeter nos «fantômes de fictions (2)».
Clara Guislain
Valérie Mavridorakis, «Se saisir d’une table basse comme d’une sculpture. Littéralité et simulacre chez Richard Artschwager», dans «Ce que vous voyez est ce que vous voyez». Tautologie et littéralité dans l’art contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
Douglas Crimp, «The Photographic activity of postmodernism», October, n°15, hiver 1980.