Tom Laurent — Art Absolument 72, 2016
Extirpant la possibilité de projeter des images à l’aveuglement zénithal comme aux ombres diurnes qui rongent la vue, Ludovic Sauvage donne à celles-ci l’épaisseur d’un monde renfermant sa vie propre.
Tu travailles avec l’image projetée, en considérant avec attention la distance entre la source et l’écran, mais également imprimée, et parfois reportée sur du tissu. Quel rôle joue pour toi la surface de projection – ou d’apparition?
Le rapport à l’écran est omniprésent. Toutes les images que je choisis peuvent se projeter sur un simple mur blanc mais selon la nature des projets, j’expérimente ce que la surface de projection peut cristalliser ou révéler dans l’image. Pour le Jardin des pieuvres, le mur était préparé avec de la poudre de mica, un support minéral et brillant, pour obtenir une interpénétration entre l’image et la paroi. Les images projetées ayant déjà été altérées, découpées puis trempées dans des encres colorées, les gestes effectués sur l’image et sa surface de projection finissent par se rejoindre. Pour la série Nocturnes, par exemple, lorsque je fais réaliser une impression sur soie qui se retrouve cousue dans le dos d’un blouson, il s’agit de faire voyager une image. La retrouver sur un objet dont on peut se demander s’il fait partie de l’exposition m’intéressait, mais après tout, cela reste un écran porté sur le dos. La soie qui fait achopper la lumière selon les mouvements de celui qui la porte et l’apparition d’un croissant lumineux dans l’image y concourent, mais sur un terrain que je ne contrôle plus…
S’agit-il de disséminer l’image?
Je dirais que je cherche à mêler ces travaux à d’autres situations. La projection est par défaut une situation où les spectateurs viennent s’inscrire, mais j’essaie d’en diminuer le côté immersif, sans maîtriser l’ensemble des tenants et aboutissants. Concevoir des stores qui filtrent une partie de la lumière du jour variant selon l’heure qu’il est en fait partie, tout comme projeter des images à contre-jour (comme lors d’Oscura Primavera). Ce sont des façons de confronter le temps d’apparition des images au temps réel.
Tes oeuvres sont souvent construites par le biais d’une part manquante, de trous ou de zones d’ombre. Mettre hors-champ permet-il de mieux voir?
Un passage de l’Éloge de l’ombre de Tanizaki sur le tokonoma m’a marqué, il parle de cette alcôve propre aux maisons traditionnelles japonaises, dans lequel est disposé un nombre d’objets précis qui viennent recevoir une certaine qualité d’ombre et de lumière. Ce qui est vivant dans l’ombre, le fait que certaines dorures sur certains objets sont disposées de façon à suggérer plus qu’à démontrer, m’intéresse. C’est un bel exemple de puissance du hors-champ: finalement, on se rend compte que ce que l’on peut décrire ne représente pas plus de 2% de ce qui nous environne…
Quant à tes images, tu n’as la plupart du temps pas réalisé leur prise de vue et elles évoquent un temps révolu. Est-ce là une qualité recherchée en tant que telle?
À vrai dire, je me questionne encore pour comprendre la fascination qui me pousse vers ce type d’images, dont je me suis rendu compte qu’elles recélaient un pouvoir d’attraction largement partagé. Pour autant, en ce qui concerne les diapositives, si ce n’était qu’une question de grain, de nostalgie, il suffirait de les projeter comme un diaporama de vacances, parce que leur médium et leur chromie appartiennent de fait au passé. Toucher à ces images me permet de les glisser vers d’autres temporalités, de mettre hors-temps le moment de leur prise de vue. J’ai d’abord travaillé dans cette direction avec des logiciels 3D pour créer des espaces aux paramètres clos qui étaient ensuite projetés, ce qui permettait d’introduire des ellipses temporelles. Je retrouve cela dans la révolution du carrousel lors de la projection diapositive, qui forme un cycle ou un temps replié sur lui-même. La boucle m’intéresse car elle offre une situation autre que celle du temps linéaire, qui défile, quoi qu’on veuille… Lorsque Thomas Pynchon, dans un recueil de nouvelles de jeunesse, a intitulé l’une d’elles Entropie – où deux personnages recueillent chez eux un oiseau, qui finit par mourir à l’ouverture d’une fenêtre, qui fait s’interpénétrer un espace clos et l’extérieur… –, il reconnaît dans la préface écrite a posteriori se demainder par ailleurs pourquoi il utilise ce terme d’«entropie», dont la définition est encore en question. Pour autant, les oeuvres touchent à ces notions et elles m’importent : dans la version longue de Deux Déserts, on trouve en observant les détails un monde tournant sur lui-même, qui peut être exploré du regard un nombre indéfini de fois.
Chacun de tes projets se nourrit d’images d’autres oeuvres, ou de chutes comme pour le Jardin des pieuvres, réalisé à partir des poinçons soustraits aux diapositives de Plein Soleil, un projet devenant la réserve d’un autre… Cette entropie d’une part, mais surtout la disparition, sont-elles le lot de ces images – quitte à brûler, comme les diapositives de Vallées?
En effet, il y a une concomitance dans le passage d’un morceau d’image dans un autre dispositif, avec la construction empirique d’un monde clos. Toutes ces images sont en cours de disparition, y compris celles en 3D, de par leur fragilité, et je ne cherche pas à nier ce phénomène. Au contraire, je prolonge leur vie d’une autre manière, avec de l’encre et des manipulations chimiques, en les projetant, etc. Dans Slacker (un film de Richard Linklater, 1991), un personnage arrivé en taxi d’une gare explique qu’il est bien présent, mais que son double continue l’action qu’il avait entamée dans la ville d’où il vient: cette idée de versions multiples d’un même être – un peu folle dans le film – résonne pour moi dans les images.