Vanessa Morisset — Esse 88, 2016
Genre traditionnel en peinture, puis en photographie, occupant même parfois de longues séquences de cinéma où la nature passe au premier plan, le paysage est intrinsèquement lié à l’image. Saunderson, philosophe aveugle cité par Diderot, le disait déjà : pour lui, faute de voir la nature et de pouvoir la constituer en image, le paysage n’existait pas (1).
Mais, au-delà de la question du visuel, cela signifie aussi que le paysage comporte une part d’intervention humaine pour le mettre en forme. Dans son Court traité du paysage, Alain Roger thématise cette double composante naturelle et artificielle en empruntant à Montaigne le terme d’artialisation de la nature, que le théoricien comprend à la fois comme intervention réelle, in situ – par exemple avec la taille des arbres selon des formes géométriques dans les jardins à la française –, et comme représentation, in visu – notamment par l’adoption de points de vue et de cadrages spécifiques (2). Plus encore, avec l’image mécanique et, aujourd’hui, numérique, le paysage comme représentation finit par relever autant, si ce n’est plus, de la technique que de la nature. À bien des égards, les oeuvres de Ludovic Sauvage ouvrent sur ces vastes considérations en décomposant et en recomposant de manière expérimentale les éléments paysagers. Avec la création de dispositifs constitués d’éléments analogiques, tels que les diapositives et les projections, ou numériques, comme les animations 3D, elles font entrevoir l’historicité de la formation des paysages contemporains, qu’elles lient à l’évolution et à la circulation des images. Surtout, elles jouent avec les clichés pour inventer de nouveaux agencements esthétiques, par exemple en déplaçant des motifs d’un support vers un autre ou en extrapolant la présence d’une composante à la jonction du paysage et de l’image : la lumière. Ainsi, le paysage se retrouve à la croisée de questionnements sur les représentations collectives contemporaines tout en étant revisité selon une approche qui tient autant de la peinture et du cinéma que des arts numériques.
Artialisation in visu
Une grande partie des oeuvres de l’artiste fait référence au paysage en tant que représentation collective et pourrait de ce point de vue inscrire sa démarche dans le sillage des visual studies. Utilisant systématiquement des images trouvées chez des particuliers, dans des magazines ou sur Internet, il apporte, à travers elles, une connaissance quasi sociologique de la place du paysage dans l’imaginaire contemporain, entre le tourisme, le besoin de grand air et la recherche de beauté. Ses oeuvres peuvent par exemple être abordées en ayant en mémoire la collection de cartes postales rassemblée par l’artiste américaine Zoe Leonard autour des chutes du Niagara, pour l’oeuvre intitulée You see I am here after all (2008). Mur de plusieurs milliers de cartes postales datant du début du 20e siècle jusqu’aux années 1950, présentant toutes des vues similaires du site, l’oeuvre invite à constater la façon dont le tourisme de masse et la fabrication de clichés répétitifs qu’il suscite aboutissent à la transformation de portions de nature en figures iconiques. Ludovic Sauvage travaille lui aussi avec des paysages reconnaissables à des détails devenus emblématiques, comme les champs de lavande pour la Provence, les cactus pour le désert… Il a aussi créé des cartes postales. Toutefois, sa démarche est moins démonstrative et plus ouverte à la créativité potentielle de l’imagerie populaire. Pour l’installation Vallées (2010), il a utilisé des photos d’amateur trouvées dans les archives familiales datant des années 1970, époque où les pellicules couleur ont été rendues accessibles au grand public. Sans doute réalisés au cours de simples balades, ces clichés témoignent d’une pratique photographique amateur inspirée de compositions professionnelles que l’artiste recycle dans le champ artistique. Au sein de l’installation, ils sont présentés par paires, grâce à deux projecteurs qui convergent et qui les synthétisent sur le mur en une seule image. Au-delà donc de l’aspect sociologique, l’oeuvre donne à voir un paysage-mirage, comme surgi de souvenirs embrumés ou perçu dans un rêve. Le cliché est réinvesti par la poésie. Puis, dans un second temps, les images projetées sont rephotographiées pour être imprimées sous forme de cartes postales par séries de trois (les deux originales plus la synthèse), accompagnées de codes de couleur qui leur sont associés, à la fois classificatoires et décoratifs. Parodiant la production commerciale destinée aux touristes, cet ensemble réinvente les paysages de carte postale.
De même, dans Plein soleil (2014), projection d’un ensemble de 81 diapositives, soit un carrousel complet qui tourne en boucle, on rencontre des tournesols, la montagne Sainte-Victoire, autant d’images qui renvoient à la Provence naturelle aussi bien qu’à son évocation dans l’histoire de l’art. On peut y observer encore une fois les cadrages amateurs, inspirés de compositions artistiques, évoquant la démocratisation de la photographie. Mais là aussi un déplacement a été opéré par l’artiste qui transforme les clichés issus du quotidien en oeuvres. Car le motif principalement visible sur ces diapositives n’est plus tant les paysages photographiés que de grands disques blancs qui occupent le centre de chaque image projetée, à l’origine du titre de la série tant ils ressemblent à des soleils. Ils semblent avoir été ajoutés, comme un geste pictural venant se superposer à l’image mécanique, alors qu’en réalité, ils ont été créés par soustraction, plus précisément par oblitération. Ici, à l’instar des paysages précédents, qui avaient été manipulés pour être déplacés vers d’autres supports et d’autres registres de l’imaginaire, les vues provençales, pour une bonne part occultées, donnent le change à un excès fictif de lumière sur lequel il faudra revenir. Enfin, très récemment, l’oeuvre intitulée Deux déserts (2013-2015), vidéo 3D qui peut être présentée sous forme d’installation (projection encadrée d’un papier peint et accompagnée d’une musique originale), a pour point de départ les couvertures de Desert Magazine, publication spécialisée dans les reportages sur les déserts, parue de 1937 à 1985 (3). Encore une fois, l’artiste s’intéresse à la circulation des clichés qui peu à peu forment des représentations collectives finissant par se substituer à la réalité. Il faut rappeler ici que le désert est traditionnellement un milieu hostile, comme le suggère l’épreuve de la traversée du désert par les Hébreux dans l’Ancien Testament. Ce n’est qu’au 20e siècle, grâce aux explorations menées par des aventuriers dont les récits en font un milieu exotique – on connait tous l’exemple de Lawrence d’Arabie –, qu’il est érigé en paysage, la prédominance allant à l’erg, le désert de sable et au motif de la dune (4). Quant au désert américain, il a lui aussi été schématisé, les caractéristiques retenues pour former son image étant majoritairement issues des westerns. Ainsi, l’oeuvre de Ludovic Sauvage laisse entrevoir les poncifs des déserts de la planète, relayés par les couvertures de Desert Magazine. Mais là encore, la lecture des images est troublée par le dispositif mis en place par l’artiste. Comme dans Vallées, les images sont assemblées deux à deux, mais selon un procédé bien plus sophistiqué. Traitées en 3D, elles sont étirées et projetées sur une structure en lamelles de miroir formant des angles à 90 degrés et se transforment ainsi en des séquences proches de l’Op Art qui plongent le spectateur dans une promenade stroboscopique au coeur de paysages désertiques recomposés. En effet, l’oeuvre rappelle autant le Salon d’Yaacov Agam et ses frises peintes sur des panneaux en zigzag au début des années 1970 (5) que la dérive dans la vallée de la Mort du film Gerry (2002), de Gus Van Sant, et la vidéo du désert sous LSD vu par le prisme d’un miroir à bascule dans Trypps #7 (Badlands) (2010), de l’artiste américain Ben Russell (6). Dans Deux déserts, les images de couverture des magazines sont transformées en hallucination artistique (7).
Le paysage comme aveuglement
Si les oeuvres de Ludovic Sauvage ont souvent pour point de départ des représentations de paysage stéréotypées, leur vision est troublée par des dispositifs qui les déforment, les occultent partiellement ou les fragmentent. Ce sont des projections superposées, des découpes, des reflets qui conduisent parfois les images à la limite de la lisibilité. Ainsi, les paysages, quoique relativement familiers, deviennent moins immédiatement accessibles. Une distance est instaurée qui mène à une phénoménologie artistique de la perception: les oeuvres invitent à une introspection quant à l’approche du réel aujourd’hui. La vision troublée des paysages apparait dès ses premières oeuvres, en particulier dans une installation vidéo intitulée About Shangri-La (2010). Reprenant des images du film Lost Horizon, de Frank Capra, où une cité paradisiaque, Shangri-La, est cachée au coeur des montagnes tibétaines, l’artiste a créé une animation 3D qui fait tourner une vue des montagnes tirée du film autour d’une structure en croix, une maquette de la cité apparaissant brièvement en transparence. Ce surgissement fugace évoque l’incertitude des personnages du film quant au caractère illusoire ou réel de la communauté. Ainsi, le trouble de la vision provoqué par la 3D est une métaphore de l’accès impossible à la plénitude. Mais c’est aussi, plus simplement, une expérience visuelle qui explore la nature de l’image. Cette approche expérimentale est également celle à l’oeuvre dans Deux déserts, où les paysages sont mis à distance par la fragmentation et le reflet des images à travers les lamelles de miroir. Cette recherche autour du trouble de la vision se retrouve dans les diapositives percées de Plein soleil, même si, à priori, l’oeuvre thématise au contraire la clarté, à travers un éclairage littéral. Les oblitérations laissent en effet place à un pur faisceau de lumière non filtré par le celluloïd de la diapositive qui inonde le regard. De ce point de vue, on peut rapprocher cette oeuvre des expérimentations de cinéma direct où «what you see is what you see», la lumière éclairant les manipulations directement effectuées sur la pellicule. Toutefois, ici, quelques secondes suffisent pour s’apercevoir que le disque découpé provoque plutôt un excès de lumière qui rappelle des expérimentations picturales de dissolution des éléments dans l’aveuglement : on pense avant tout aux soleils aveuglants de Matisse qui transfigurent la lumière en de grandes surfaces noires (8). La vision y est obscurcie par la lumière elle-même. Dans le prolongement de Plein soleil, les disques prélevés sur les paysages provençaux sont à l’origine d’une toute nouvelle oeuvre intitulée Pick’a’Point (2016) – comme des points à fixer dans un paysage –, où ils sont trempés dans de l’encre noire, rephotographiés et projetés pour être imprimés sur des tissus flottants. Les pleins soleils se muent en halo de paysages sombres. Cette nouvelle réalisation est proche d’une autre série, Nocturnes (2015), diaporama d’images perforées dont la partie découpée est seulement décalée de manière à laisser passer la pleine lumière du projecteur. Il en résulte une impression d’éclipse où le rapport entre la lumière et l’ombre semble, sinon surnaturel, du moins paradoxal et propice à une interrogation sur l’éblouissement. Enfin, cette dialectique entre la lumière et l’aveuglement est d’une certaine manière aussi présente dans l’oeuvre de grande dimension I escape real good (2015), constituée de deux panneaux de tissus mobiles sur deux tringles horizontales qui rappellent les rideaux ou les stores d’une grande fenêtre. Sur le tissu est imprimée une image trouvée dans la revue National Geographic représentant un oiseau. Œuvre encore plus matissienne que les autres, elle peut s’ouvrir en deux sur le blanc d’un mur, séparant l’oiseau de part et d’autre, ou se refermer pour reformer l’image à voir. Ainsi, le motif de la fenêtre qui traditionnellement s’ouvre sur un paysage est ici renversé, car c’est lorsque les panneaux sont fermés que le motif est visible. Le paysage n’est plus à voir à travers une fenêtre : il a imprégné le tissu, comme s’il avait imprégné une vision intérieure plutôt qu’extérieure.
1 — Denis Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, 1749. Plus précisément, le philosophe aveugle argumente contre la preuve de l’existence de Dieu déduite de la beauté et de l’harmonie de la nature. D’une part, il ne la voit pas et, d’autre part, lui-même incarne l’imperfection et la rupture de cette harmonie.
2 — Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 16.
3 — «Archives», Desert Magazine of the Southwest.
4 — À ce sujet, voir par exemple l’ouvrage de Chantal Dagron et Mohamed Kacimi, Naissance du désert, Paris, Balland, 1992.
5 — La pièce a été réalisée par l’artiste sur commande du président de la République Georges Pompidou pour l’un des salons du palais de l’Élysée. Avec l’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, elle a été démontée et déposée dans les collections du Musée national d’art moderne.
6 — Ben Russell, Trypps #7 (Badlands), 2010, vidéo, 9 min 58 s.
7 — Pour l’histoire et la définition de ce phénomène, voir Jean-François Chevrier, L’hallucination artistique de William Blake à Sigmar Polke, Paris, L’Arachnéen, 2012.
8 — Henri Matisse, Porte-fenêtre à Collioure, 1914, Paris, Musée national d’art moderne.