Vivid Angst & Colorful Doubts
Galerie Valeria Cetraro, Paris
04.07– 26.07.2020
On entre avec « Vivid Angst and Colorful Doubts » à la lisière d’un espace domestique, celui des salles de bains et des salons au confort standardisé, avec leurs étagères aux parois coulissantes, leurs plantes d’intérieur et leurs surfaces réfléchissantes… Un espace ici devenu ambigu, à la fois familier et étrange, peuplé d’effets de «déjà vu» et de dédoublements faisant vaciller l’expérience du temps présent.
Insidieusement, le trouble s’installe par la disposition et les ensembles que forment les œuvres, fonctionnant par deux ou par quatre, entre semblances et dissemblances, fixées aux murs ou posées au sol selon des jeux de symétrie et de répétition. Il s’agit là de structures en médium hydrofuge et en Polystyrène extrudé évoquant du mobilier préfabriqué, à la surface desquelles des images sont imprimées sur des miroirs ou des carreaux de céramique. Ces dernières représentent notamment des gammes de luminaires (Foam), des mains exécutant des gestes du quotidien (Stream), mais également des plantes exotiques dont on retrouve un «exemplaire» réel dans l’espace de la galerie. Autant d’images issues d’une publication sur l’aménagement intérieur des années 1960 (L’Art ménager), recadrées, teintées en bleu ou en rose, pour certaines tirées en négatif, de manière à ce que leurs contenus archétypaux soient simultanément reconnaissables et indéterminés, telles des réminiscences incertaines et fulgurantes. Une légère atmosphère de film d’angoisse se fait sentir, comme si ces images étaient «imprimées sur une autre carte possible que le monde physique»(1), située sur le seuil de deux espace-temps. S’en approcher serait alors comme rejouer la scène d’une comédie horrifique ayant inspiré Ludovic Sauvage (House de Steve Miner-1985), au cours de laquelle le personnage principal introduit sa main dans la pharmacie de sa salle de bain pour se retrouver dans les profondeurs de ses souvenirs. Ce qui affleure ici, c’est donc un «espace retourné» – comme le suggère l’usage de matériaux constituant les couches invisibles de nos pièces d’eau (MDF, Polystyrène,…) – ; une «carte psychique»(2) assimilable à un «inconscient optique»(3) appartenant à une mémoire individuelle aussi bien que collective.
Dans la lignée de ses précédents travaux, l’artiste nous fait éprouver une sorte d’«ontologie plate»(4), où le réel et son double existent sur le même plan, l’expérience n’étant jamais «pure» mais toujours déjà mêlée de représentations. Continuellement traversé de remémorations, le présent ne coïncide plus à lui-même dans ses œuvres. Ainsi, à travers leurs redoublements et leurs enchâssements avec des objets réels, les images-volumes de cette exposition se chargent d’une temporalité complexe, faite d’anachronies et de survivances induisant des sensations de suspension et de flottement. Sensations auxquelles répondent les images de brumes violacées qui composent la série intitulée Lean, du nom d’une substance codéinée connue pour ralentir la perception et pour son influence sur le cloud rap. Une impression de ralentissement encore accentuée par la bande-son qui accompagne l’exposition, conçue à partir d’un morceau de Pino Donnagio pour Body Double (Brian de Palma, 1984), un film aux allures de série b où il est également question de doubles et de faux-semblants. Soumise à un procédé de reverse, consistant à diffuser des musiques à l’envers et à en décélérer les fréquences, cette partition au lyrisme de bluette prend ici d’étranges échos. Entrelacée à des nappes de sons suburbains et nocturnes, une voix semble se réverbérer à l’infini, produisant des effets d’aspiration et de distanciation comme si le temps était pris à rebours, circulant selon des lignes échappant à toute contemporanéité. Soit une forme de désynchronisation où se signale une temporalité de hantise, une faille spatio-temporelle stratifiée d’images-fantômes aussi déréalisante que vertigineuse.
Sarah Ihler-Meyer
(1) Propos issu d’un entretien avec l’artiste.
(2) Ibidem
(3) Cette expression est empruntée à Walter Benjamin. Elle désigne quelque chose qui se loge au cœur de la vision tout en s’y dérobant
(4) L’«ontologie plate» désigne un courant philosophique notamment développé par Tristan Garcia et Manuel De Landa. Elle s’oppose à une conception hiérarchique des choses et présuppose «une égale dignité ontologique à tout ce qui est individé» (Tristan Garcia, Formes et objets. Un traité des choses, 2011).