Laurence Gossart — Branded 15, 2016
«L’esprit projette ses rayons du centre à la périphérie. S’il s’y heurte, il s’arrête, et recommence de tirer, à partir du centre, de nouvelles lignes de force; de sorte que s’il n’est pas permis de dépasser les limites de son cercle, il faut au moins le connaître et le remplir de son mieux.»
J.W. Goethe
Ludovic Sauvage (1) présentait au mois de juin une pièce très sensible, Le jardin des pieuvres (2), directement issue de sa pièce précédente Plein Soleil. Directement, car il s’agit bien des contre-formes, ou des chutes si l’on veut, de cette dernière. Des disques découpés de façon aléatoire dans des diapositives de paysages que l’artiste monte sous cache de diapositive et placé dans un projecteur muni d’un carrousel.
Sur le mur de la pièce plongée dans la pénombre, mur préalablement enduit de micas, apparaissent des petits paysages de format circulaire. Ce format, un univers intimiste dans lequel le spectateur est happé. De petits paysages très délicats aux nuances colorées irréelles, des pièces raffinées et belles dont les couleurs caressent les formes et les dessinent, les rehaussent et affinent. Les images se succèdent, le cycle du carrousel s’écoule puis recommence. Et la perception se renouvèle. Comme si à chaque passage,à chaque révolution, les images changeaient mais il n’en est rien. La persistance rétinienne agit sur la perception. Elle lie les images entre elles, chacune redéfinissant la suivante, chacune se révélant à la lumière de la précédente. Le passage des images, rythmé par le cliquetis régulier du projecteur, créé une atmosphère hypnotique et l’ensemble du dispositif de présentation participe pleinement de cette sensation. L’œuvre recèle des accents mélancoliques. En effet, Ludovic Sauvage multiplie ici des images surannées de paysages atemporels dont les pulsations de vie semblent s’être cristallisées dans les dessins dentelés déposés par les encres sur le pourtour des disques. Comme dans des boites de Pétri, des formes nouvelles s’accomplissent. Matière, texture, surface sont transformées et l’échelle initiale est dissoute par le traitement des encres colorées. À l’instar des paysages aquatiques ou d’aquarium, le lavis déforme, abîme, transforme. L’image se dissout dans la chimie des encres colorées et ces dissolutions transforment la dimension iconique pour produire de petites icônes. Une forme de préciosité en émane. Des paysages comme des bijoux impalpables qui n’existent que dans cette lumière diaphane. Les vues sont comme perçues au travers d’un œilleton, d’une loupe, d’un hublot ou encore d’une longue-vue. Les couleurs irréelles et les métamorphoses qui s’opèrent au cœur de ces paysages circulaires ne sont pas sans évoquer les univers fabuleux et oniriques d’un Capitaine Némo ou d’un Commandant Cousteau.
De cette série se dégage quelque chose que l’on pourrait qualifier d’«auratique», pour parler avec Walter Benjamin (3). Ces images ne sont pas sans évoquer la photographie naissante du XIXe siècle du fait des effets de vignettage, de la transformation des vues et du brouillage de leur lisibilité dans le processus d’évolution des chimies. Ces mécanismes de transformation du multiple au singulier, de l’objet à la surface, délocalisent l’œuvre et la rendent nomade. Se prêtant à de multiples propositions et inventions avec les supports (murs, écrans, vêtements, étole de soie…), l’image s’offre une régénérescence inscrite au cœur même des dispositifs mis en œuvre par Ludovic Sauvage. L’espace de projection apparaît comme une ressource latente. L’unicité et le multiple sont des potentiels en suspens de ces dispositifs protéiformes. Le «hic et nunc», l’«ici et maintenant» étant chaque fois reconfiguré, principe même inscrit dans la façon dont Ludovic Sauvage conçoit ses images. Elles sont mouvantes et sont sujettes à de nombreuses métamorphoses. Le modèle photographique vient ici faire pivot en déclinant ses mécanismes. La trouée de Plateau-store concentre les phénomène de perception dans la réversibilité du store vénitien qui fait à la fois écran et image. Ce dispositif, dans lequel l’idée même d’écran se décline (faire écran pour la lumière ou faire écran à cette dernière?) s’actualise totalement lorsqu’il est présenté devant une fenêtre ouverte d’un appartement haussmannien du XXe arrondissement de Paris (4). L’écran de feutrine bleue nuit rend la lumière visible et met en évidence les métamorphoses qu’elle opère.
Mais, ce qui avant tout agit comme principe de métamorphose, c’est la façon dont Ludovic Sauvage s’approprie les images. Des diapositives qu’il trouve, qu’on lui donne, qu’il récupère, un premier geste de glanage qui permet la transformation du statut de l’image. De celui de rebut elle passe à celui de matériau, puis fait l’objet d’un autre geste, celui de la perforation. C’est dans ce geste minimal que les métamorphoses du cercle s’opèrent. Par la perforation circulaire il ouvre un champ, ou plutôt un hors-champ, que l’image ne comprenait pas. Il ouvre l’image, crée une incision dans l’espace clos qui était le sien. La série Nocturnes joue de ces incisions.
Des images de fleurs sur fond noir dont la sensualité féminine est redoublée par la perforation circulaire mais aussi par le déplacement de l’opercule ainsi créé. Un geste infime mais qui inscrit une forme de petite lune au centre de chaque image, lune dont la symbolique féminine circonscrit les sens et confère à ces œuvre un érotisme subtile. La perforation, geste initial, laisse pénétrer au cœur de l’image une douce lumière et un sens possible. Si violent que puisse paraître le geste, il offre au contraire la possibilité d’une dialectique que Ludovic Sauvage décline au travers des supports qui accueillent ces images. Les voiles de soie graciles laissent flotter ces bouquets pour les laisser se déposer au grès des plis, entre souffle et pesanteur. Microcosme et macrocosme se dilatent et se concentrent de présentation en présentation. Suivant les lieux et les supports sur lesquels Ludovic Sauvage projette les œuvres, elles se donnent, s’offrent différemment au regard. Entre le jour et la nuit, dans ces dédoublement d’images et ces miroitements qui se croisent, des milieux ( au double sens du terme ) s’invitent progressivement, milieux au sein desquels se développent le vivant et le mouvement. A contre-jour, ces projections d’images relèvent parfois ce que François Jullien nomme L’Éloge de la fadeur (5). Ce principe intrinsèque à l’ensemble de son travail permet une dilatation des potentiels, et, de fait, inscrit en lui une part vivante, une part mouvante. «L’idéal qui anime un artiste chinois, c’est de réaliser le microcosme vital en qui le macrocosme sera à même de fonctionner (6)». Si la philosophie orientale n’est pas l’unique source de l’œuvre de Ludovic Sauvage, elle l’irrigue par les pulsations vitales qui se jouent dans ce tissu de relations. Et le cercle a ici un rôle processuel dans ces jeux de contraction d’échelle. La dimension cyclique et circulaire implique le mouvement, tel une roue, une avancée, des lignes de forces qui se dessinent du centre à la périphérie, et inversement, du plein au vide, de la Lune au Soleil. Si les éléments naturels semblent faire motif, ils semblent aussi faire processus. L’œuvre de Ludovic Sauvage joue des cycles de la nature. Cycles, cercles et disques organisent l’univers créateur de l’artiste, entre le plein et le vide d’une réflexion sur le geste minimal.
Le cercle permet de constituer un univers onirique mais il est aussi un espace symbolique, une plénitude, un accomplissement au sein duquel évoluent les formes. Si Plein Soleil renvoie, en creux, à l’astre solaire, Le Jardin des pieuvres évoque un univers plus sombre, plus intimiste, proche de la lumière lunaire, phases que le crépuscule des Nocturnes vient ponctuer par les volutes de ces pétales et les révolutions délicates de ses croissants de lune. Par cette suggestion du cycle astral, par ces simples incisions, Ludovic Sauvage met en mouvement une poétique des images, en désaxe le centre pour mouvoir le sens. D’une certaine façon le ciel s’inscrit dans la terre, l’ensemence et lui donne vie. Entre le plein et le vide, le subjectile s’absente, se déplace, se renouvèle tout en révélant et ressourçant l’image. «En face du Plein, le Vide constitue une entité vivante, écrit François Cheng. Ressort de toute chose, il intervient à l’intérieur même du Plein, en y insufflant les souffles vitaux. Son action a pour conséquence de rompre le développement unidimensionnel, de susciter la transformation interne et d’entraîner le mouvement circulaire» (7). Des métamorphoses du cercle dont les pulsations vibratiles enchantent les paysages et bouquets de fleurs dont les volutes graciles promettent l’ouverture délicate d’un pétale ciselé de lune. Comme un contre-jour dans l’ombre raffinée d’un plein soleil.
(1) Goethe, Johann Wolfgang, von, cité par Georges Poulet in, Les Métamorphoses du cercle, Plon, Agora, Paris, 2016, p.271.
(2) Le Jardin des pieuvres, Galerie Escougnou-Cetraro, Paris, juin 2016.
(3) Benjamin, Walter, trad. Lionel Duvoy, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Allia, Paris, 201.
(4) Double séjour, évènement créé par Thomas Havet les 24, 25 et 26 juin 2016.
(5) Jullien, François, L’Éloge de la fadeur, A partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine, Paris, Le Livre de Poche, 1993.
(6) Cheng, François, Vide et plein, Le langage pictural chinois, Seuil, Paris, 1991, p.12.
(7) Ibidem, p.74.