Notre rencontre a lieu dans son atelier de la rue de Cotte, à Paris. Dans le sous-sol aménagé, des projecteurs, des visionneuses à diapositives, des papiers de couleur s’alignent sur des étagères de bois brut. Ici nuls pots de peinture à demi-séchés, nulles toiles en attente ni blocs d’argile en cours de façonnage mais un simple mur blanc, trônant au centre de l’espace de travail comme figé dans l’attente somnolente d’une nouvelle expérimentation. Une surface plane qui fait office de toile, de chevalet et de cimaise — un plan de travail à la verticale, pivot central d’une oeuvre dont la lumière est le seul pinceau.
Ludovic Sauvage aime les pas de côté, et nous pouvons lui donner raison dès lors qu’il s’agit de ne pas regarder le soleil en face. Retrouver l’ombre est le titre d’une de ses pièces réalisée en collaboration avec Yannis Perez, sans doute la plus concrète d’entre toutes, celle du moins qui s’apparente la plus à un volume. Cette sculpture de lettres, tout droit sortie d’un western spaghetti, sera pour nous un panneau arrachant sa découpe aux rayons lumineux. Les manipulations de Ludovic Sauvage ont toutes à voir avec une persistance du désaveuglement. L’essor du sens visuel, le psychédélisme soft qui travaillent nombre de ses réalisations, participent d’un approfondissement du regard, d’un élargissement des possibilités perceptives et d’une monstration du point de non voyance subsistant en chaque image: similaire à un effet d’accumulation d’informations visuelles, la réduction du visible opère par une stratégie de trop-plein. Regarder à côté, regarder au-delà, tel semble être son leitmotiv.
Ainsi en va-t-il de ses paysages naturels et de ce que l’on pourrait appeler ses «décors architecturaux» — une maquette de Frank Lloyd Wright dessinée pour le film Lost Horizon de Franck Capra, l’image d’une annonce immobilière présentant l’intérieur d’un appartement californien ayant supposément appartenu à l’écrivain post-moderniste Thomas Pynchon — qui forment une grande partie de sa base de production. Ces images initiales, il les choisit généralement comme vierges de toutes qualités ou, dans le cas de l’appartement de Thomas Pynchon, comme signes d’une absence*. Les figures humaines y sont quant à elles la plupart du temps invisibles, et lorsqu’enfin elles pointent à l’image, sans doute est-ce leur désuétude qui les caractérise le mieux. Non par goût de la nostalgie, mais bien car leur appartenance à une époque révolue permet à Ludovic Sauvage de «les situer dans un temps clos, c’est-à-dire hors temps» et de les manipuler à la façon d’une matière non indexée à une temporalité marquée, pour y injecter une durée propre à son intervention, sous la forme de boucles, de circulation de la lumière dans l’espace.
Si «le fait de travailler avec le paysage provient de l’envie d’introduire la notion d’espace», cette spatialité est systématiquement traitée à travers l’image — ou plus exactement à travers «le caractère expérimentable des trois dimensions au sein d’une image qui, elle, reste plane.» Là aussi son intérêt porte du côté d’images qu’il dénomme comme «génériques»: dans l’un de ses projets en cours, ce sont des zones pavillonnaires du sud de la France. Dans un autre, des diapositives issues d’un contexte pédagogique qu’il projette sur des feuilles colorées. Ou encore, de subtiles variations lumineuses filtrées par les volets d’une chambre d’hôtel dont le titre nous indique qu’elle se trouverait possiblement à Rome. Pour mémoire, à HEC, à Jouy-en-Josas, il s’était emparé de l’image d’une unité d’habitation du campus filmée vingt-quatre heures durant pour la déporter dans un ailleurs potentiel, sous la forme d’une boucle de quarante secondes qui venait rejouer les espaces où vivent les étudiants.
Autant de lieux périphériques, de non-lieux dont la représentation est connue de tous et qu’il superpose, met en mouvement, anime, re-modélise. La mise en place de ces protocoles touche à un préexistant de l’oeuvre, à l’image, qu’elle soit trouvée ou réalisée par ses soins, comme origine et comme fiction. Dans Vallées, deux vues de paysages sont projetées simultanément, leur superposition en créant une troisième, sans référent réel, non advenue en quelque sorte. En définitive, cette dernière se trouve douée d’un même degré de viabilité que les deux éléments qui la composent et signale un effacement commun du sentiment de réalité: le spectateur se rendra compte de cet assemblage s’il s’interpose entre l’un des deux projecteurs et l’écran.
Ne relevant ni totalement du document, ni d’un travail sur la virtuosité des technologies numériques, les expérimentations de Ludovic Sauvage trouvent un plein sens dans leur développement effectif dans l’espace d’exposition et dans la dimension installatoire de leurs projections. Durant les seventies, lors de certains concerts de musique psychédélique, les shows lumineux étaient étudiés pour provoquer, par le seul recours à la lumière, une altération de la perception visuelle semblable à celle engendrée par la prise de substances psychotropes. Une anecdote souvent relatée par l’artiste et qui sans doute offre un éclairage nouveau sur la démarche expérimentale et sensorielle qui anime certains de ses travaux — des travaux tels que le projet Il y a deux déserts, mettant en mouvement des images de paysages arides en un kaléidoscope éclaté et coloré dans lequel la pure sensation reprend ses droits.
* La vie de l’écrivain conserve une grande part de secret, l’auteur s’étant refusé à presque toute communication avec la presse son existence durant.